Floralyse

« Au temps jadis, alors que dans toutes les régions de notre pays, les hommes œuvraient et défrichaient, elfes et fées s’étaient réfugiés en un lieu qu’ils avaient rendu inaccessible. C’était une haute vallée entourée d’une ceinture de montagnes hérissées de forêts enchevêtrées. Là, dans un décor charmant, un lac ravissant clapotait, tandis que, sur ses rives, fleurissait un éternel printemps.

Il y croissait les fleurs les plus délicates, aux couleurs irisées. Les elfes, tout menus et gracieux, voltigeaient d’une corolle à l’autre, en compagnie de papillons bigarrés. Les fées, aux longues robes diaprées, dansaient sur l’eau les soirs de clair de lune, au son d’une musique harmonieuse et légère. Floralyse, la reine des fées, régnait sur ce domaine enchanté.

Or, un jour que tout ce petit monde s’ébattait joyeusement, une biche survient, hors d’haleine. – Alerte! Les forêts vont s’ouvrir et les hommes envahiront votre royaume! Aussitôt on l’entoure. Les questions pleuvent: – Quand? – Comment? – Pourquoi? – Les hommes, merci ! On se passe de leur société! La reine Floralyse saura bien lancer aux alentours des sortilèges qui empêcheront leur intrusion! Toutefois, elle, qui vient de discourir longuement avec la biche, secoue gravement la tête. Non, aucune magie ne pourra agir en l’occurrence:
ceux qui projettent de venir dans la vallée sont des moines. Dieu les protège.

– Dans ce cas, remarque Prunet, l’elfe aux ailes violettes, ils ne nous feront pas de mal!
– Non, certainement pas, admet la reine. Mais en abattant une partie des forêts, ils ouvriront un passage aux vents et à l’hiver pénétrera derrière eux. Puis, peu à peu, d’autres hommes viendront et s’établiront sur nos rives. Qu’allons-nous devenir? disent les elfes en s’asseyant par terre, prêts à pleurer.

– Ne commencez pas à pleurnicher, protestent Luciole et Myrtille, les fées qui vivent à la lisière des bois. Si les hommes sont vraiment trop rudes pour le petit peuple que nous sommes, nous nous retirerons au fond du lac, voilà tout! Qu’en pense notre gracieuse souveraine?

– La première chose à faire, décide Floralyse, en dressant fièrement sa tête mignonne couronnée de fleurs d’or, est d’envoyer des messagers qui, à leur insu, observeront les hommes s’apprêtant à envahir notre vallée. S’ils se révèlent moins frustes que nous le supposons, il y aura peut-être possibilité de communiquer avec eux.
- Et si ce sont des rustres? interroge Liseron, le fragile elfe bleu à la voix cristalline.

– Dans ce cas, comme l’ont dit Luciole et Myrtille, il faudra nous résoudre à disparaître dans les demeures souterraines où nous créerons un palais qui abritera fleurs rares, insectes trop fragiles,
 oiseaux et animaux désirant nous accompagner dans notre exil.

Sans tarder davantage, le petit peuple commence ses investigations. Liseron et Prunet, les plus hardis parmi les elfes, se proposent comme observateurs. L’un quitte la vallée guidé par un rouge-gorge,
l’autre s’en va dans la direction opposée, accompagné d’une abeille expérimentée.

Ils reparaissent le lendemain, épuisés de fatigue et stupéfaits de ce qu’ils ont vu et entendu. Elfes et fées les écoutent, consternés, tandis qu’ils présentent leurs rapports à la reine Floralyse. – Hélas! Majesté, annonce Prunet, à mon avis, nous ne pouvons cohabiter avec les hommes. Jamais ils ne nous comprendront. 
Ils ne savent ni voir, ni entendre ce que la nature leur dispense, et cherchent le bonheur je ne sais où, sans remarquer toutes les joies qu’ils ont à leur portée.

– J’ai chanté pour eux mes plus douces mélodies, se désole Liseron, personne n’y a pris garde.
– J’ai dansé dans un rayon de lune et nul ne l’a remarqué, s’indigne Prunet. Comment est-ce possible! murmurent tous les assistants. En êtes-vous sûrs ?

– Je crois, dit alors la reine Floralyse, que ces faits sont tristement exacts. Toutefois, avant de prendre une décision, je vais tenter quelques expériences et me rendre en personne sur les lieux. Que l’on amène mon char volant! Anxieux, le petit peuple voit s’éloigner sa souveraine, dans un pétale de rose traîné par des libellules. Heureusement, elle ne tarde pas à reparaître.

– Non, crie-t-elle avant même d’atterrir, ne nous mêlons pas à de pareilles gens. J’ai fait éclore pour eux des fleurettes exquises et ils les ont foulées aux pieds. Vite, au travail, quittons la surface de la terre! Lorsque les hommes arrivèrent à la vallée qu’ils nommèrent « Joux » à cause de ses forêts,

le petit peuple vivait heureux dans un palais souterrain dont on voit toujours les orifices. Le rocher qui émerge parfois dans le lac n’est autre que le sommet de sa tour ».

Légende vaudoise recueillie par Huguette Chausson